A la recherche de la créativité – Episode II
Édouard Chamblay[1] mène une thèse de sociologie sur la créativité au travail. Au début de l’année 2022, il nous racontait l’histoire d’amour entre la sérendipité et les bureaux. Cousine de la créativité, la sérendipité est ce hasard heureux, cette découverte fortuite ou l’art de trouver ce que l’on ne cherche pas. Au bureau, la sérendipité devient la connexion imprévue entre collègues. En bref, l’art de bien se cogner dans les gens.
En bon sociologue, Édouard a poursuivi son investigation à travers une enquête de terrain aux États-Unis. Il s’est envolé à Boston, ville réputée pionnière dans la promotion de la sérendipité.
Au programme : deux semaines intenses de visites dans un incubateur de start-ups en technologie climatique, un campus d’une école de commerce réputée, un immense espace de coworking et un laboratoire de recherche.
Le premier épisode de son escapade narrait les nombreuses limites des solutions censées favoriser la sérendipité, et qui provoquent finalement autant d’accidents que de rencontres. Dans ce deuxième épisode, Édouard s’intéresse aux « communautés » de travail à Boston : des réseaux animés pour faire vivre la créativité.
La communauté
« La créativité ne doit connaître aucune limite, peu importe le métier et le domaine d’application. » C’est le discours tenu par les représentants des lieux que j’ai visités à Boston. Alors qu’elle était le privilège d’une poignée de personnes aux yeux des organisations, la créativité devient une « faculté naturelle » reconnue chez tout·e travailleur·euse. Estampillée sur le front de tous et toutes mais trop longtemps endormie, il faudrait désormais la réveiller.
À Boston, ce réveil s’appelle « sérendipité ». Connection heureuse au bureau, tête-à-tête accidentel, chance meeting : en bref, la créativité née d’une rencontre fortuite entre collègues. Or, je vous l’ai raconté dans l’épisode précédent, les collègues nous apportent autant d’Eurêka que de dérangement.
Pour y remédier, la « communauté » intervient. Désolé pour les fans de Tolkien, dans cette histoire il n’y a ni Orcs ni Hobbit. Dans la bouche de mes interlocuteurs américains, le mot « communauté » décrit l’écosystème inspiré des collectifs spontanés de travail que l’on trouve dans de nombreux tiers-lieux.
« Vous n’avez pas d’expertise en génie mécanique ? Quelqu’un assis à côté de vous, dans la communauté, est un très bon ingénieur. Grâce à une conversation, il peut vous donner des suggestions qui changeront la donne. Donc c’est l’accès à ces relations qui aide grandement. Ici, on fait de l’open innovation. » (Joubin Hatamzadeh, vice-président d’exploitation chez Greentown Labs).
Pour favoriser la sérendipité, la communauté repose sur plusieurs piliers. À travers mon enquête, j’en ai identifié cinq :
1. La complémentarité des activités
Qu’apportez-vous de nouveau ? L’admission des candidat·e·s est souvent examinée à l’aune des savoirs présents dans la communauté pour les compléter.
2. La force des liens faibles
Au sein d’une famille ou entre amis, les liens forts sont intenses et fréquents. À l’inverse, les liens faibles sont faits de simples connaissances, voire des connaissances de connaissances. Des personnes qui évoluent dans des cercles sociaux différents avec des centres d’intérêts différents et un accès à des informations différentes. Vous savez, c’est votre collège de bureau qui a toujours « une cousine dont l’amie a un mec qui connait un plombier ». S’ils sont activés, ces liens faibles sont dits « forts » dans la mesure où ils vous permettent d’accéder à d’autres réseaux.
3. La réciprocité des échanges
Dans la communauté, le contrat social se base sur un système de droits et d’obligations. Dons et contre-dons, les liens sont (re)créés en permanence. Je te donne toutes mes différences, tous ces défauts qui sont autant de chances.
4. Un lieu
Le bureau (siège d’entreprise ou tiers-lieu) et le réseau informatique de communication (Slack, Teams ou Discord) sont les vecteurs d’interactions communautaires et du partage de connaissance. D’où l’importance de l’ancrage dans un lieu physique et virtuel qui réunit des ressources matérielles, intellectuelles et sociales.
5. Une culture commune
Vivre au sein d’une communauté, même professionnelle, exige une culture commune entre des membres qui manifestent alors un sentiment d’appartenance. Ici, la communauté repose sur une culture entrepreneuriale et un modèle d’organisation qui rejettent la hiérarchie autoritaire, qui mettent l’accent mis sur le bien-être au travail et qui favorisent l’autonomie et la responsabilité en mode projet. C’est l’« esprit start-up » où séances de réseautage, pitchs, parties de baby-foot et afterworks ne sont pas vécus comme une perte de temps, bien au contraire.
Bon, c’est bien beau les utopies de papier. Dans la réalité, ça donne quoi ces communautés à Boston ? Comment essayent-elles de favoriser la sérendipité ? Comment sont-elles animées ? Qui sont les personnes qui intègrent ces expérimentations collectives ?
Une histoire de mindset
Attention, intégrer ce genre de « communauté » ne va pas de soi pour le commun des mortels. Durant mon enquête, j’ai vu beaucoup d’étudiant·e·s se former dans les grandes écoles de commerce et d’ingénieur qui les imprègnent de « l’esprit start-up », comprendre ses valeurs et ses codes.
Dès la première année, on leur apprend le travail en mode projet, on les initie aux soft skills et aux méthodes de créativité. En France comme aux États-Unis, l’emblème de cette acculturation est le hackathon. Directement inspiré de l’économie du partage des hackers, le hackathon est une compétition où les participant·e·s se réunissent en équipes pour générer des idées et concevoir des solutions sur une période très courte.
L’emblème « hackathon »
Début avril, je me rends au Hacker Reactor, le hackerspace abrité au dernier étage du MIT Sloan School of Management. Chaque année, s’y déroule Hack for Inclusion : « Notre hackathon rassemble certains des esprits les plus brillants du MIT et des communautés environnantes, issues de milieux techniques et non techniques, pour créer des solutions qui répondent aux plus grands défis de diversité et d’inclusion. » Eh oui, l’american dream !
Le hackathon du MIT combine tous les ingrédients de l’esprit start-up, condition d’accès à une communauté créative :
- Sa durée, entre un jour et une semaine, habitue au travail intensif en mode « sprint »
- Son format de concours entre équipes prépare aux valeurs de « coopétition »
- Sa recette pour la constitution des équipes, composées d’individus aux compétences complémentaires, invite aux rencontres entre milieux professionnels distincts
- Sa problématique, souvent soufflée par un partenaire public ou privé, place les étudiant·e·s dans une relation client
- Ses approches de co-conception, comme le design thinking, éduquent à un processus de collaboration et de créativité mais aussi à un vocabulaire spécifique
- Son emplacement familiarise les étudiant·e·s aux coworking de type fablabs, makerspaces ou hackerspaces
Souvent, ces événements sont conçus comme des jeux à visée pédagogique, des serious games qui combinent une intention sérieuse avec des ressorts ludiques. Durant le Hack for Inclusion, un organisateur le rappelle vivement : « Vous n’êtes pas ici que pour jouer ! » Dans les ateliers de créativité en entreprise ou au cours des hackathons d’étudiant·e·s, le jeu est pensé pour diffuser implicitement des bonnes pratiques, la bonne façon de faire, celle qui est prescrite. Le but sérieux n’apparaît pas car le message doit être compris par le joueur lui-même.
Le camp scout de Babson
À 20 km de Boston, j’ai visité l’impressionnant campus du Babson College, une des plus grandes écoles de commerce des États-Unis. Là-bas, la porosité des sphères professionnelle et privée est un euphémisme : on mange, on dort, on se divertit et on travaille sur place. Un peu comme un séminaire d’entreprise à Djerba.
À Babson, j’ai compté pas moins de six cafétérias. Autant de symboles de la mobilité, de la socialisation au travail et de l’entreprenariat : « Cela fait partie de la culture entrepreneuriale, de constamment travailler et boire des boissons énergisantes.
Nos étudiants bougent partout, sont affiliés à plein de clubs et restent éveillés tard, parfois jusqu’à 4h du matin. Le café est ce qui les tient debout. » (Jonathan Griffiths, un représentant des espaces de travail du campus)
J’ai fermé les yeux et pendant un instant, je cru me retrouver dans une pub pour RedBull.
Au centre du campus se tient la « Foundry ». Sorti de terre en 2018, ce lieu central accueille une grande cuisine, un espace de coworking et plusieurs studios dédiés à l’impression 3D, à la menuiserie ou encore à la couture.
La Foundry a été conçue comme la manifestation physique de la relation entre trois institutions scolaires : l’école de commerce de Babson, l’école d’ingénieur d’Olin et l’institut de sciences sociales de Wellesley.
Il ne faut pas moins d’une heure au directeur de ce lieu pour vanter ses apports à la communauté créative : « La Foundry favorise la créativité en ce sens que le lieu fait se croiser les étudiants des trois écoles. Ils y trouvent de l’énergie, des partenaires à leurs projets qui les aident à concrétiser leurs idées. »
Pour faire vivre la communauté, la Foundry met à disposition une armée de quarante étudiant·e·s, appelé·e·s scouts. Véritables ambassadeurs, ces louveteaux sont chargés d’accompagner leurs camarades dans l’usage des différents espaces et dans l’animation d’événements.
En plus de ces lieux qui parsèment Babson, l’emploi du temps des étudiant·e·s est aménagé de sorte à les « libérer des contraintes scolaires ». Les vendredis sont ainsi banalisés pour que ces jeunes gens les dédient aux rencontres et aux projets entrepreneuriaux.
Dans le processus créatif, les moments dits de « vide » jouent un rôle très important car ils laissent les nouvelles connexions se faire dans notre tête et permettent aux illuminations soudaines de se produire. Loin d’être improductifs, ces temps d’incubation nous autorisent par exemple à recharger notre attention et à « digérer » une rencontre avec un membre de la communauté. On en tire des apprentissages et des idées nouvelles sur notre travail.
Séjour tout compris au Cambridge Innovation Center
S’il ne suffit pas de suivre les hackathons du MIT et le cursus de Babson pour intégrer une communauté créative, ces cursus y contribuent grandement.
Au Cambridge Innovation Center (CIC), les heureux·ses élus de la créativité sont soutenu·e·s par une équipe de chief happiness officers. À l’image des scouts du Babson College ou des G.O du Club Med de Punta Cana, ils·elles organisent un grand nombre d’événements, prennent en charge les loisirs et dépassent les horaires professionnels pour que les occupants fassent connaissance et gardent contact.
L’idée n’est pas si neuve : depuis des années, les espaces de coworking intègrent l’hospitality management à leur offre de services.
Dans cet immense espace de coworking, on fixe des créneaux appropriés aux rencontres. Autant d’occasions où les occupants sont accessibles au même moment. Pour y parvenir, le CIC développe des thématiques et des formats variés : sessions de formation, cycles de conférences-débat, ateliers participatifs. Chaque mardi matin, la « communauté » a rendez-vous pour un weekly wake-up dans la grande cafétéria. Le mercredi à 13h, place à l’atelier de poterie. À cela s’ajoutent les soirées hebdomadaires de networking lors desquelles les personnes intéressées « pitchent » leurs projets en deux minutes pour demander de l’aide et offrir en échange une compétence ou une connexion.
La vie privée, tu la gardes et tu la quittes
Les rencontres interviennent aussi par l’intermédiaire de l’affichage. Dans les couloirs de chaque étage, on trouve de nombreux panneaux muraux qui donnent à voir des offres d’emploi, des publicités ou des invitations à des conférences.
Dans les cuisines, des murs sont recouverts de jeux et d’informations personnelles. Pets of CIC, littéralement « Les animaux de compagnie du CIC », est une guirlande qui expose les photos des chiens, chats et autres hamsters appartenant aux occupant·e·s du coworking. Insolite au premier abord, ce trombinoscope animalier n’a pas été placé là par hasard.
Le hors-travail est bénéfique pour la coopération car il participe à la construction d’une culture de groupe. Et les gérant·e·s de coworking le savent très bien. La personnalisation des bureaux fait l’objet d’entraides et d’échanges entre collègues. Comme les plantes vertes ou les photos de famille sur le bench, Pets of CIC crée et entretient des réseaux de sociabilité. À la différence qu’ici, le brouillage des frontières privées et professionnelles n’est pas spontané mais intégré dans un outil.
En observant ces polaroïds de chiens trop mignons, un paradoxe saute aux yeux : on partage notre vie privée au bureau quand il est décidé que c’est utile, sinon on la garde pour soi ou mieux, on la met entre parenthèses. Les expressions individuelles et collectives sont généralement contrôlées : « allez les gars, écrivez, affichez ! Mais pas n’importe quoi et pas n’importe comment non plus… »
À l’heure où l’on exige un engagement subjectif accru dans le travail et où l’on conçoit des espaces « comme à la maison », rares sont les bureaux avec des surfaces d’affichage libres qui résistent à un branding, à une harmonisation esthétique ou à un contrôle hiérarchique.
Et en entreprise ?
Durant mon enquête, j’ai souvent entendu l’expression « grande famille » pour caractériser la communauté créative. Des mots qui laissent entendre un esprit de solidarité, de bienveillance, et qui introduisent aussi un flou entre le professionnel et le privé.
Si l’accent est mis sur les relations affectives au travail pour favoriser la collaboration, les communautés créatives restent sensibles aux jeux de pouvoir, aux rétentions d’information et aux mesures de la performance individuelle. Cette réalité, présente dans toute organisation, a de quoi contrarier le fantasme d’une libre circulation des personnes et des idées.
Pour autant, les « communautés » que j’ai observées sur le campus d’écoles de commerce ou au sein d’un tiers-lieux restent difficilement transposables au monde de l’entreprise. Comment donner les moyens d’agencer des temps concurrentiels entre différents projets, entre des demandes de créativité et les contraintes opérationnelles ?
Comment faire dans une entreprise qui entretient une division du travail en activités indépendantes avec des salarié·e·s interchangeables ? Comment intégrer et souder les collaborateur·ice·s qui travaillent essentiellement à distance, en évitant le paradoxe du alone together ou « seuls ensemble » ?
Et c’est sans compter la grande contradiction que j’observe depuis des années. Dans les entreprises, certains métiers sont systématiquement expulsés des communautés créatives. Contrairement au discours d’universalité qui est prôné par de nombreuses directions, je remarque une double discrimination. Premièrement à l’encontre des non-cadres, puis au discrédit des fonctions « support ». Les métiers d’ouvrier, d’employé de bureau, de comptabilité, d’audit ou de conformité sont donc tenus très loin de la « créativité ».
Quand les quartiers s’y mettent
Dans l’agglomération de Boston, la sérendipité est insufflée partout au point d’étendre son périmètre à celui du quartier d’affaires de Kendall Square, à Cambridge.
Au pied du Cambridge Innovation Center, se niche le bar nommé « Shy Bird ». Curieusement, je remarque qu’il est à la fois accessible au public depuis la Third Street, ainsi qu’aux occupant·e·s du coworking depuis l’intérieur de l’immeuble. La communauté dépasse ici les contours d’un lieu collaboratif ou d’une entreprise pour embrasser un quartier et son espace public.
Le « Shy Bird » n’est finalement pas si timide que ça.
À Kendall Square, j’ai croisé le tentaculaire Massachusetts Institute of Technology (MIT), les plus grandes entreprises de la tech, des incubateurs de nombreux espaces de co-working mais aussi des restaurants, des cafés et des galeries d’art. La plupart de ces organisations sont réunies autour de la Kendall Square Association, qui promeut hackathons, chasse au trésor, visionnage de film, et autres conférences.
Quand les représentant·e·s de l’association décrivent ce réseau de quartier, ils emploient des mots comme « écosystème », « tissu hyper concentré », ou bien évidemment « communauté ». À l’heure où les entreprises sont convaincues de la nécessité d’innover avec leurs fournisseurs, leurs clients et leurs concurrents, la Kendall Square Association « voit l’avenir en connectant les gens qui changent le monde. » Rien que ça !
Et l’ambition de l’association de quartier ne s’arrête pas là. Au-delà de l’organisation d’événements, elle coordonne un think tank autour des préoccupations sur le retour des salariés au bureau ou encore sur la qualité du travail hybride.
Conclusion
Depuis l’espace de coworking jusqu’au quartier entier, les communautés créatives sont animées pour inciter les interactions sans qu’elles ne deviennent des interruptions. C’est dans cet interstice, à l’aide de solutions concrètes, que la sérendipité des travailleurs·euses s’épanouirait.
Sur le papier, une communauté repose sur plusieurs piliers : complémentarité des activités, force des liens faibles, réciprocité des échanges, une culture et un lieu communs. En réalité, tout le monde n’est pas le bienvenu au sein des communautés créatives. Certains métiers en sont exclus et certains cursus scolaires en facilitent l’accès. Malgré un discours qui cherche à s’en distancier, les solutions que j’ai observées sont rappelées à la réalité classique du travail.
L’enjeu est donc d’éviter les dangers d’une vision élitiste, utopique et gestionnaire de la créativité. Pour commencer, on pourrait reconnaître les collectifs informels qui font déjà preuve de créativité et offrir les ressources nécessaires à leur travail. Mais encore faudrait-il s’entendre sur une définition de la créativité.
Après avoir parcouru les lieux qui favorisent la créativité à Boston et entendu les discours qui la soutiennent, une question reste en suspens : qu’en disent les expert·e·s, celles et ceux dont le métier est de favoriser et diffuser la créativité au travail ? J’ai rallongé mon voyage jusqu’à Buffalo pour interroger les praticien·ne·s et universitaires qui se consacrent à cette mission depuis plusieurs décennies.
To be continued…
[1] Édouard Chamblay mène une thèse de sociologie chez Génie des Lieux et au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). Ses recherches portent sur les pratiques associées à la créativité en entreprise. L’agencement des bureaux, la prescription de méthodes de créativité, l’autonomie au travail, la quête d’épanouissement et de performance sont autant de thèmes que son enquête explore. Grâce à cette thèse, l’ambition de Génie des Lieux est de produire des connaissances hors du sillon tracé par les grandes modes pour accompagner ses clients dans l’amélioration de leurs dispositifs de créativité.