À la recherche de la créativité au travail – Épisode I
Édouard Chamblay* mène une thèse de sociologie sur la créativité au travail. En début d’année, il nous racontait l’histoire d’amour entre la sérendipité et les bureaux. Cousine de la créativité, la sérendipité est ce hasard heureux, cette découverte fortuite ou l’art de trouver ce que l’on ne cherche pas.
En bon sociologue, Édouard a poursuivi son investigation à travers une enquête de terrain aux États-Unis restituée en plusieurs épisodes.
Alors, c’est quoi un environnement de travail « qui marche » pour la sérendipité ?
Direction Boston
Parce que je suis un supporter inconditionnel des Celtics, j’ai décidé de m’envoler jusqu’à Boston. Pour percer le mystère de la sérendipité, j’ai visité un incubateur de start-ups en nouvelles technologies climatique, un campus d’une école de commerce réputée, un immense espace de coworking et un laboratoire de recherche. Pendant une semaine, j’ai rencontré leurs responsables.

Premier rendez-vous avec la sérendipité et la créativité au travail
À peine remis du jetlag, j’ouvre difficilement les paupières et pose un pied maladroit dans le plus grand coworking d’entrepreneurs et d’investisseurs de la région bostonienne. Fondé il y a vingt-trois ans, le Cambridge Innovation Center accueille aujourd’hui près de mille entreprises et leur fournit des bureaux privés ou des positions dans l’open-space collectif.
J’entre dans le hall et me présente à l’accueil en bredouillant quelques mots anglais. L’hôtesse comprend alors que j’ai un rendez-vous avec le responsable de la relation client. Corey Wade – démarche assurée, sourire de quaterback et brushing impeccable – vient me trouver. Il m’invite dans une des nombreuses cafétérias de l’immeuble. Sur un fauteuil club confortable, je lui rappelle le sujet de mon enquête. Il me regarde droit dans les yeux et me lance :
« On n’a pas vraiment d’espace dédiés à la créativité. » Pendant une fraction de seconde, je vois ma vie défiler. Aurais-je fait six heures d’avion avec une ration de poulet froid pour m’entendre dire qu’il n’y a pas d’espace de créativité ? En plus, je suis végétarien.
Il ajoute : « Je pense qu’on a juste beaucoup d’espaces collectifs qui sont conçus pour favoriser les connections, les rencontres fortuites, les « chance meeting ». De la sérendipité, quoi. » Avec un flegme déconcertant, il me redonne goût à la vie.
La sérendipité dans l’open-space
Au cours de mon voyage, la sérendipité renverra toujours à des exigences spatiales bien particulières. Pour maîtriser cet art de la « transversalité », du « collaboratif » et des « connexions » heureuses, on mise évidemment sur les « hubs » de rencontre typiques comme les cafétérias. À cela s’ajoute l’importance accordée aux environnements de travail dit « ouverts », et plus précisément aux bureaux aménagés en open-space et en flex-office.
Joubin Hatamzadeh, vice-président d’exploitation chez Greentown Labs, me l’affirme après quelques jours de promenade à Boston : « Si vous travaillez simplement à deux dans un bureau fermé, votre niveau d’imagination et de créativité est limité. Mais quand vous travaillez dans un environnement en open-space où beaucoup de choses se passent, vous vous inspirerez des idées des autres. »
Au nord-ouest de Boston, le campus de Greentown abrite une centaine de start-ups qui développent des technologies pour lutter contre le réchauffement climatique. On y trouve un laboratoire expérimental, un grand espace événementiel, une zone de coworking ainsi qu’un hangar dédié au prototypage. D’après Joubin Hatamzadeh, les occupants de Greentown Labs s’installent à des postes de travail différents d’un jour à l’autre, se mélangent avec les membres d’autres start-ups, échangent et en tirent beaucoup d’inspiration pour de nouvelles idées.

Oubliez alors l’aventure solitaire de Newton : le concept de sérendipité n’est plus la rencontre entre une pomme et un seul esprit éclairé, mais la connexion imprévue entre des collègues de bureau. En bref, l’art de bien se cogner dans les gens.
Sous le manteau de la sérendipité
En écoutant ce témoignage très élogieux à propos de la sérendipité dans les bureaux ouverts, je m’interroge. Bien sûr on peut avoir un désir sincère de faciliter la sérendipité. Bien sûr, il y a aussi des modes langagières qui poussent à utiliser ce terme par mimétisme.
Alerte pavé dans la mare : mais la sérendipité ne serait-elle pas mise en avant pour d’autres finalités que la promotion de la créativité ?
Depuis plusieurs années, la norme de l’open-space et du flex-office gagne les bureaux. Les directions immobilières y voient la réponse à une recherche croisée de flexibilité et d’optimisation des ressources pour une réduction des coûts. Or, il arrive que ces changements d’aménagement des bureaux soient principalement couverts par un prétexte de transversalité, de collaboration et de sérendipité.
De même, qui n’a pas entendu ces nobles ambitions invoquées dans les politiques de retour des salariés au bureau ? Associés aux rencontres physiques, le processus créatif des individus et la sérendipité surgiraient nettement moins quand tout le monde télétravaille « dans son coin ». Il n’est alors pas rare que les directions d’entreprise justifient l’impératif du « présentiel » par ces raisons apparentes, alors que cette préoccupation répond aussi à d’autres enjeux managériaux et RH qui sont relégués au second plan dans les discours.
Attention au revers de la médaille qui guette les entreprises et leurs dirigeants. L’illusion apportée par le mot magique « sérendipité » tourne vite au fiasco quand les salariés découvrent qu’il cache d’autres objectifs moins avouables. Alors on perd en confiance et en crédibilité pour gagner en méfiance. Au bout du compte, la sérendipité se voit entièrement dénigrée à force de mauvais emplois et se vide progressivement de son sens. Au mieux elle est ridicule, au pire elle devient menaçante.
La « stratégie des cuisines »
En continuant ma balade main dans la main avec Corey Wade au Cambridge Innovation Center, je découvre médusé une sérendipité pour le moins forcée. Dans l’immeuble, chaque étage dispose d’une cuisine qui met à disposition des services spéciaux : un seul niveau propose par exemple du café fraîchement moulu, un autre de grands plateaux de fruits.
Corey Wade détaille la logique derrière cet aménagement qu’il nomme « stratégie des cuisines » :
« Chaque cuisine est unique, on ne la retrouve pas ailleurs. Donc les gens se déplacent à travers les étages pour trouver ce qu’ils cherchent. Et quand ils le font, ils peuvent croiser et échanger avec quelqu’un à qui ils n’auraient pas adressé la parole autrement. Car plus on se tient proche, plus la collaboration a de chances d’avoir lieu. En travaillant à des étages différents, vous perdez cette capacité à collaborer et à vous connecter. Et cette stratégie des cuisines incite les travailleurs à ne pas rester coincés et à sortir de leur petit voisinage. »
Libérés, délivrés ?
Dans cet exemple des cuisines différentes à chaque étage, l’absence de liberté dans l’usage des espaces saute aux yeux. Les cuisines deviennent des outils de gestion qui s’immiscent dans les temps de déplacement ou de pause, habituellement considérés comme « morts » ou « improductifs ». Plus qu’un simple coup de pouce pour orienter nos actions vers des comportements souhaitables, c’est une dérive qui nous laisse peu de possibilités pour l’esquiver. Ici, on dépasse le « nudge », initialement prévu pour servir l’intérêt collectif et individuel. On est alors bien loin du célèbre exemple de la mouche dans l’urinoir.

Tout ça pour quoi ? On l’avait peut-être oublié, mais il est possible de se croiser sans se « rencontrer ». On appelle ça les liens absents, caractérisés par un défaut d’interaction. Dans la vie quotidienne, c’est le marchand de journaux que l’on croise tous les matins, ou un voisin perçu dans la cage d’escalier et dont on connait seulement le nom. Au bureau, c’est peut-être Michel de la compta. Et Michel, on n’a pas grand-chose à lui dire sauf « sinon, ça va les chiffres ? ».
La sérendipité des uns s’arrête là où commence celle des autres
Et si jamais il y a interaction, on assiste à un paradoxe : je serais probablement ouvert à rencontrer quelqu’un au moment où il aura besoin qu’on le laisse tranquille, et inversement. L’interaction se transforme alors en interruption : « désolé Michel, mais c’est vraiment pas le bon moment… »
La gestion de la sérendipité alimente ce risque d’interruption malheureuse entre collègues quand elle interfère dans les temps de pause, force les flux, néglige les espaces qui permettent de s’isoler ; et donc quand elle empêche de choisir les temps d’interaction.
À Cambridge, tout près de Boston, je suis tombé sur le MIT et son cortège de bâtiments. Parmi eux, le MediaLab est un laboratoire géant qui abrite des équipes de recherche dites « anti-disciplinaires ». Ici, biologistes, philosophes, urbanistes et informaticiens se côtoient pour prototyper un exosquelette pour les longues distances, une souris d’ordinateur invisible ou encore un stylo pour dessiner en 3D. Afin d’encourager la sérendipité entre ces personnes, le MediaLab est aménagé de façon très ouverte. On ne rencontre pas de cloisons, ou alors elles sont en verre, et les open-spaces dédiés à chaque équipe de recherche sont donc visibles de tous.
J’y ai vu beaucoup d’interactions, mais aussi un nombre important de chercheurs qui s’isolent dans des recoins en portant des écouteurs. Méthode de concentration ou parade anti-interruption ? Probablement un peu des deux.

Il apparaît donc nécessaire de desserrer ces contraintes pour concevoir un environnement capacitant, qui laisse aux individus des marges de manœuvre dans le travail et les rencontres.
Conclusion
On a rencontré la sérendipité, on s’est interrogé sur la rencontre. On a réfléchi sur ce que pouvait cacher la sérendipité et on a aussi vu qu’elle se faisait connaître jusque dans les cuisines.
Dans le prochain épisode, Édouard se concentrera sur les dispositifs de gestion de la sérendipité. Chaque lieu visité à Boston superpose des solutions organisationnelles et spatiales pour favoriser la sérendipité. C’est à ce moment qu’on parle de « communauté ».
To be continued…
- Édouard Chamblay mène une thèse de sociologie chez Génie des Lieux et au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). Ses recherches portent sur les pratiques associées à la créativité en entreprise. L’agencement des bureaux, la prescription de méthodes de créativité, l’autonomie au travail, la quête d’épanouissement et de performance sont autant de thèmes que son enquête explore. Grâce à cette thèse, l’ambition de Génie des Lieux est de produire des connaissances hors du sillon tracé par les grandes modes pour accompagner ses clients dans l’amélioration de leurs dispositifs de créativité en entreprise.